Comme le montre l’article publié la semaine dernière1, Ce que nous appelons de notre temps une religion intervient à tous les niveaux de la vie quotidienne, individuelle et communautaire de Sparte. Les Dieux interviennent en toute chose dont le domaine de la souveraineté et des lois. Zeus Xenios se rapporte aux institutions grecques du génos, de l’ethnos et de la xénia. Ne pas connaître ces éléments structurants de l’identité grecque conduirait à une compréhension imparfaite de Zeus Xenios.
Le génos (γένος)
« Ἔστιν ἄρα τῷ μὲν γένει ἄριστος, τῷ δὲ τρόπῳ φαῦλος2 » (« Il est de noble génos, mais son comportement est vil ») – Platon
Le génos se traduit par la lignée. Le génos peut aussi désigner, sans contradiction, un « clan » ou une famille étendue, unie par des liens de sang, et se réclamant souvent d’un ancêtre héroïque ou divin. Dans le langage grec moderne, ce deuxième sens du génos se rapproche de la « soï » (σόι) qui signifie la famille étendue comptant de nombreux cousins.
Dans la langue classique, mais aussi de nos jours, génos est donc particulièrement associé à l’idée de la filiation et des ancêtres. Depuis des siècles, le génos est traduit en français littéraire par la race.
« Εἰ μὲν ἡμεῖς τὸ γένος Ἑλλήνες, χρὴ καὶ τοῖς ἤθεσιν Ἑλληνεῖν.» (« Si nous sommes grecs par le génos, il faut aussi vivre selon les mœurs des Grecs.3 ») – Georgios Gemistos Plethon (1355-1452)
L’ethnos (ἔθνος)
« τὸ Ἑλληνικὸν … ὅμαιμόν τε καὶ ὁμόγλωσσον καὶ θεῶν ἱδρύματα κοινὰ καὶ θυσίαι ἤθεά τε ὁμότροπα4 » (« … le fait d’être de même sang, de parler la même langue, d’avoir des sanctuaires et des sacrifices communs pour les Dieux, et des mœurs semblables. ») – Hérodote
L’ethnos renvoie à un peuple ou une communauté plus vaste que le cadre d’une cité (polis). Ce terme met l’accent sur une ascendance commune à plus large échelle, et également sur des caractéristiques partagées (langue, coutumes, religion).
Hérodote précise les critères de l’ethnos en posant tout d’abord le critère de l’ancestralité (ὅμαιμόν, le sang), puis ceux de la langue, la religion et les mœurs/coutumes.
« Ἔθνος Ἑλληνικόν ἐσμέν, καὶ οὐκ Ῥωμαῖοι· τὸ μὲν γὰρ Ῥωμαῖον ὄνομα ἡμῖν ἐπιτεθέν ἐστι μόνον τῇ τύχῃ, τὸ δὲ Ἑλληνικόν τῇ φύσει.5» (« Nous sommes un ethnos grec, et non romain. Car le nom de Romain nous a été attribué par hasard, tandis que celui de Grec est une réalité naturelle. ») – Plethon
La xénia (ξενία)
La xénia établit une relation d’hospitalité entre un hôte (oíkos) et un autre Grec étranger à la cité (xénos). Elle suivait un ensemble de rites et d’obligations, qui incluaient un accueil bienveillant, l’offrande d’un repas et de présent (réciproque), la protection et la réciprocité de l’hébergement par la suite. Il est attendu du voyageur un respect total des lieux et des proxènes (ceux qui accueillent). Dans l’Odyssée, Odysseas (Οδυσσέας, «Ulysse» en français) est souvent accueilli selon ces règles, mais les prétendants de Pénélope, en abusant de l’hospitalité d’Ithaque, violent la xénia et sont finalement châtiés.
En résumé :
Le devoir de protection : Le proxène (hôte) doit assurer la sécurité de la personne accueillie.
Le devoir de nourriture : Offrir de quoi manger et boire.
Le devoir d’hébergement : Offrir un endroit où l’étranger puisse se reposer.
Le don : L’invité et le proxène s’échangent généralement un cadeau, scellant ainsi la relation d’hospitalité.
Le respect par l’étranger du proxène, les lieux et tout ce qui est lié.
À ces étapes constitutives de la xénia s’ajoutent des étapes sociales et religieuses :
La présentation de l’identité : Après le repas ou pendant, on demande à l’invité de se présenter : son nom, son génos et sa cité, la raison de son voyage. Il peut aussi se présenter spontanément, selon la situation.
Libations ou prières : On verse une libation pour invoquer la protection de Zeus Xenios ou des autres Dieux protecteurs de la maison. Walter Burkert6 insiste sur ce point : la xénia s’accompagne d’un acte rituel pour consacrer l’hospitalité.
La xénia reste aujourd’hui une coutume grecque importante. Par exemple, quand on rencontre la famille (surtout si on arrive de France et que l’on ne se voit pas tous les jours) on apporte un petit cadeau pour chaque personne, même quelque chose de très modeste car on peut être amené à rencontrer beaucoup de cousins. Sinon, cela peut être considéré comme une offense, ou à minima un comportement mauvais ou dégénéré/déstructuré.
La xénia était parfois applicable à un non-Grec, mais dans des conditions différentes, comme on va le voir. Le terme ξένος (xénos) en grec ancien signifie à la fois « étranger » et « hôte ». En théorie, la xénia s’appliquait à tout étranger civilisé. Dans la pratique, une distinction était faite entre Grecs et barbares (βάρβαροι, bárbaroi). La xénia était un élément distinctif entre Grec et non-Grec à cette période.
Dans Histoires I, 4, Hérodote relate comment les Grecs rejettent l’hospitalité des Mèdes et Perses après les conflits initiaux, montrant une xénia qui fonctionne entre Grecs mais devient inexistante face aux barbares en période de guerre. Dans Histoires I, 136 : il décrit comment les Égyptiens considéraient les Grecs comme des étrangers impurs, et inversement, les Grecs méprisaient certaines pratiques barbares, justifiant parfois le refus de la xénia. Selon Xénophon dans Anabase (Livre VII, 2, 25), des Grecs d’Anatolie refusent de partager leur xénia avec les peuples « barbares » qu’ils traversent, sauf en échange de services rendus. De Platon à Thucydide, les cas rapportés de refus de la xénia à des étrangers sont nombreux.
L’exemple de l’hospitalité par le génos
En Grèce antique, voire après, l’hospitalité (xénia) peut se transmettre héréditairement au sein d’un génos. Lorsque deux familles entretiennent un pacte d’hospitalité (ξενία), ce lien peut perdurer sur plusieurs générations. Dans l’Iliade, l’épisode Diomède-Glaukos (chant VI) illustre ce phénomène : ils découvrent le vieux lien de xénia entre leurs familles et décident de ne pas se combattre.
Ainsi, le génos entretient souvent des réseaux de xénia avec d’autres familles prestigieuses, parfois dans d’autres cités. Ces relations sont sacralisées par Zeus Xenios et renforcent l’idée selon laquelle la xénia n’est pas qu’un simple « contrat », mais un lien religieux et familial.
Louis Gernet, dans Anthropologie de la Grèce antique, écrit qu « la xénia apparaît comme un contrat tacite dont les termes se transmettent souvent de père en fils, cimentant entre les génos un sentiment de familiarité par-delà les frontières civiques.7 »
Voilà pourquoi il fallait avoir connaissance à la fois de l’ethnos, du génos et de la xénia, lesquels fonctionnent ensemble. C’est à partir de là que Zeus Xenios apporte un cadre juridique et sacré entre Grecs de différentes cités et même au delà.
Zeus Xenios en Grèce
« À Corinthe, on trouve un autel à Zeus Xenios, où les marins, sitôt débarqués, déposent des offrandes pour un voyage sûr et un accueil propice de la cité. » – Pausanias, Description de la Grèce, II, 2, 3
En tant que garant de l’hospitalité, Zeus Xenios veille à la bonne conduite réciproque entre celui qui reçoit (l’hôte) et celui qui est reçu (le visiteur, qu’il soit un Grec d’une autre cité ou un non-Grec). Toute transgression de ce devoir sacré est susceptible d’encourir sa colère (la menis ou la nemesis divine) : accueil, offrande réciproque, protection et hébergement réciproque, ainsi que le respect des
Entre Grecs, la xénia était une norme sociale bien établie. Les liens d’hospitalité pouvaient même se transmettre de génération en génération et renforcer les alliances diplomatiques entre cités. On peut définir le xénos comme étant un étranger mais familier.
Avec les non-Grecs (barbares), la xénia était appliquée avec plus de méfiance. L’hospitalité pouvait être offerte dans certains, mais les Grecs percevaient les barbares comme culturellement inférieurs ou comme une menace potentielle. Des récits poétiques ou historiques montrent une xénia refusée ou violée envers les non-Grecs.
Dans le contexte de la guerre contre les Perses et avec la nécessité de s’organiser entre cités, Zeus Xenios a été renforcé dans son aspect identitaire grec et panhellénique.
Zeus Xenios est lié à Hermès et à Zeus Hikesios (Ζεὺς Ἱκέσιος), protecteur des suppliants (ἱκέται). Lorsqu’un étranger se présente en tant que suppliant (ἱκέτης), il cherche à obtenir protection contre un péril (exil politique, poursuite judiciaire, ennemi personnel, etc…). Sur le plan rituel, la demande s’effectue souvent par un geste symbolique, comme toucher l’autel ou la statue du Dieu, voire s’asseoir sur l’autel en signe d’humiliation volontaire.
La violation des obligations relatives à Zeus Xenios entrainent la colère de Zeus, la souillure nécessitant des rites expiatoires, ainsi que des conséquences politiques potentielles. En effet, les autres cités peuvent refuser toute alliance ou commerce avec un peuple qui rompt la xénia. D’où l’importance, pour des raisons diplomatiques, de respecter cette loi sacrée.
Tantale, roi de Lydie, était l’ami des Dieux, mais il commit l’un des plus grands sacrilèges contre la xénia. Il invita les Dieux à un banquet et leur servit son propre fils, Pélops, en guise de repas. Il pensait tester leur omniscience, ce qui était une insulte directe à Zeus Xenios.
C’est dans l’Odyssée que se trouve l’exemple le plus emblématique de violation de la xénia.
« Car ces hommes ont commis de grands outrages et ne respectent ni les Dieux, ni les lois de l’hospitalité. » – Homère, L’Odyssée, XX, 340.
Dans l’Odyssée les prétendants d’Ithaque violent la xénia. Non seulement ils abusent de l’hospitalité du palais d’Odysséas (dit « Ulysse » en France) mais en plus ils pillent ses richesses et manquent de respect à sa famille. Ils refusent de quitter les lieux malgré les avertissements. Odysséas massacre les prétendants, correspondant à un acte de justice divine conforme à Zeus Xenios. Trahir la xénia entraîne toujours un châtiment, soit par Zeus, soit par la main des hommes inspirés par lui.
Zeux Xenios pour les Grecs
Dans la Grèce antique, un étranger grec (xénos) était un individu qui voyageait ou résidait dans une cité autre que la sienne, mais qui appartenait au monde hellénique. Son statut juridique dépendait de plusieurs facteurs :
Le statut de métèque (μέτοικος, métoikos)
Un étranger grec résidant durablement dans une cité devait obtenir le statut de métèque (résident étranger), qui lui imposait certaines obligations (taxes, service militaire en cas de besoin) mais lui permettait une protection légale.
Si un métèque enfreignait la loi, il était soumis aux mêmes sanctions légales qu’un citoyen, mais avec des peines généralement plus lourdes, et dans certains cas, l’expulsion de la cité.
À Athènes, un métèque reconnu coupable d’un crime grave pouvait être vendu comme esclave s’il ne pouvait payer l’amende imposée.
Le sort d’un étranger grec de passage
Si un voyageur grec de passage commettait un crime, il était jugé selon les lois locales, mais avec plus de sévérité qu’un citoyen, notamment pour des infractions mineures.
Pour des crimes graves (meurtre, sacrilège), la condamnation à mort était possible.
L’importance des proxènes
Les décrets de proxénie (inscriptions sur pierre retrouvées dans de nombreuses fouilles) témoignent de ces liens inter-cités. On y voit par exemple : « Un tel, citoyen d’Athènes, est nommé proxène de la cité de Corcyre, lui et sa descendance… ».
Ces décrets comportent souvent des clauses précisant que le proxène doit assurer le logement (xenia), la protection judiciaire, et parfois exempter l’hôte de taxes (selon les accords).
« La proxénie peut être envisagée comme une forme institutionnalisée de xénia, accordant au visiteur grec un statut presque officiel, sous la garantie conjointe de la cité d’accueil et de la cité d’origine.8 »
Si l’étranger grec bénéficiait d’un proxène (hôte officiel chargé de protéger les intérêts des étrangers de sa cité d’origine), ce dernier pouvait intervenir pour négocier une réduction de peine ou une expulsion plutôt qu’une exécution.
Un conflit juridique pouvait être résolu par une diplomatie inter-cités, surtout si l’étranger appartenait à une cité alliée.
Alliances militaires et religieuses
Au-delà de la simple hospitalité, l’accueil d’un xénos grec pouvait s’inscrire dans des évènements récurrents, toujours sous la protection de Zeus Xenios sur le principe :
Symmachies (alliances militaires) : De nombreuses cités se lient pour se protéger contre un ennemi commun (e.g., la Ligue de Délos, la Ligue du Péloponnèse). Les émissaires d’une cité alliée sont donc reçus dans le respect de Zeus Xenios, mais aussi de l’intérêt politique.
Fêtes panhelléniques : À l’occasion de grands festivals (Olympie, Némée, Isthmia, Pythia), la liberté de circulation est (en principe) garantie à tous les Grecs, sous la protection divine.
Zeus Xenios pour les non-Grecs
Un étranger non grec (barbare) n’avait aucun droit garanti dans la plupart des cités grecques, sauf exception, par exemple, les marchands étrangers sous protection spéciale dans des villes ouvertes au commerce, comme Corynthe qui disposait d’un grand port commercial. En guise de contre-exemple, Thèbes, en Béotie, ne jouit pas d’une réputation de cité accueillante comme Athènes ou Corinthe. Elle reste néanmoins intégrée au circuit de la xénia panhellénique.
Il faut bien comprendre qu’à l’époque l’antique, un barbare rime avec étranger suspect, à l’opposé de l’étranger familier (grec). Après les guerres médiques (début du Ve siècle av. J.-C.), cette opposition entre Grecs et Barbares se renforce, car l’empire perse apparaît comme la grande menace militaire.
L’absence de statut juridique
Contrairement aux métèques grecs, les non-Grecs n’étaient généralement pas protégés par la loi. Ils pouvaient être punis arbitrairement, selon la décision des autorités locales.
Les punitions en cas d’infraction
Expulsion immédiate : Si le crime était mineur, les cités préféraient expulser un barbare sans autre sanction.
Esclavage : Un barbare coupable d’un délit sérieux pouvait être réduit en esclavage, ce qui était une pratique courante puisque les non-Grecs étaient souvent considérés comme des candidats naturels à la servitude.
Exécution : Pour un crime majeur (sacrilège, meurtre), un barbare pouvait être mis à mort sans procès équitable, car il n’était pas un membre de la communauté.
Exceptions et protections possibles (marchands et surtout ambassadeurs, pour l’essentiel)
Certaines cités, comme Athènes, offraient un statut spécial aux marchands étrangers, leur garantissant une protection minimale sous des lois commerciales.
Les non-Grecs placés sous la protection d’un roi ou d’un tyran grec pouvaient être mieux traités en fonction des alliances politiques.
Sur le plan diplomatique, les règles sacrées de la xénia protégent les émissaires, y compris non-grecs. Néanmoins, Hérodote et Plutarque rapportent que, dans certaines circonstances, des envoyés ont été tués.
Ces actes ne constituent pas un sacrilège à l’encontre de Zeus Xenios, dont les règles ne sauraient justifier une nuisance par un étranger.
En 491 avant JC, des ambassadeurs du roi perse sont envoyés en tournée exploratoire en Grèce, formulant des demandes de terre et d’eau en guise de soumission. À Athènes, non seulement les demandes du roi Perse furent rejetées d’emblée, mais ces ambassadeurs furent jugés par l’Assemblée sans procès formel, condamnés et mis à mort. Comme à Sparte, ils furent jetés dans un puit. Les Athéniens ont dit à ces émissaires que « s’ils voulaient de la terre et de l’eau ils pourraient les y trouver9 ».
Un ambassadeur était protégé dans la mesure où il était respectueux, sans hostilité, et où le tolérer ne revenait pas à se déshonorer ou se nuire à soi même… une leçon pour notre époque ?
Aucune droit reconnu à un étranger n’était absolu, pas même celui d’un ambassadeur. Thucydide nous le rapport également dans La Guerre du Péloponnèse, lorsqu’il relève que des envoyés d’une cité ne furent pas admis dans l’enceinte d’une cité ennemie, de crainte qu’ils en découvrent trop sur les préparatifs politico-militaires10.
Comparaison entre un Grec et un non-Grec en cas de manquement/délit/crime
Crime / Statut
Grec métèque
Grec voyageur
Non-Grec (barbare)
Infraction mineure
Amende ou expulsion
Expulsion probable
Expulsion immédiate ou esclavage
Crime sérieux
Jugement avec peine lourde
Jugement sévère ou exécution
Exécution immédiate ou esclavage
Recours possibles
Intervention d’un proxène
Intervention diplomatique possible
Aucun droit reconnu, sauf protection spéciale
Zeus Xenios à Sparte
Xénophon, Constitution de Sparte, XV
Sparte n’applique les règles de la xénia qu’aux ambassadeurs ou à des cas d’individus très précis et limités dans le temps, comme pour l’auteur Xénophon, qui a rendu compte de Sparte dans la Constitution des Lacédémoniens.
Le terme xénélasie signifie littéralement « expulsion des étrangers ». Il désigne la pratique, attestée à Sparte, consistant à chasser hors de la cité (ou du territoire lacédémonien) les étrangers jugés indésirables.
Il ne s’agit pas nécessairement d’une interdiction absolue pour tout étranger de mettre le pied à Sparte, mais d’une surveillance et d’une limitation stricte de leur présence. La motivation était triple.
Préserver la cohésion socialeet la vertu : Légendairement attribuée à Lycurgue, la rhêtra (règle fondamentale) de Sparte visait à maintenir des mœurs rigoureuses et à éviter toute forme de décadence ou d’influence étrangère.
Contrôle politique et militaire : Sparte anticipait l’espionnage et la divulgation de ses secrets, en particulier concernant son système éducatif (l’agôgê) et son organisation militaire.
Préservation de l’ordre institutionnel : Les Spartiates redoutaient la corruption venue d’ailleurs, laquelle pouvait menacer leur structure d’élite, leurs valeurs collectives et la discipline imposée aux Homoioi (les « Égaux » (Spartiates)).
Plutarque écrit plusieurs biographies, dont la Vie de Lycurgue, où il mentionne la pratique de la xénélasie à Sparte. Il estime la contradiction apparente entre l’exigence religieuse et panhellénique de la xénia et la volonté spartiate de se tenir à l’écart des influences des autres cités.
La cité de Sparte est l’une des plus respectueuses de la religion en Grèce antique. et Zeux Xenios était respecté religieusement, mais avec une conception spartiate.
La xénia s’applique à l’étranger une fois qu’il est effectivement accueilli en tant qu’hôte. Sparte peut estimer qu’elle n’est pas tenue d’accepter tout visiteur comme hôte légitime. Dès lors, en refusant l’entrée ou en expulsant l’individu avant qu’il ne soit officiellement accueilli, les Spartiates considèrent ne pas enfreindre la protection de Zeus Xenios, et ils ont raison car le statut d’hôte doit être validé au préalable par la cité d’accueil. C’est comme ça partout sur le principe tandis que l’accès en pratique est variable d’une cité à l’autre.
Conclusion
La Justice comme rapport aux Dieux
Les Grecs de l’âge d’or priaient et respectaient les Dieux dans tout ce qu’ils faisaient. Le culte de Zeus Xenios en offre un bon exemple.
Ces Hellènes étaient manifestement beaucoup plus pieux et religieux que la plupart des gens de l’époque moderne l’imaginent. Le christianisme médiéval a aussi produit des formes de grande dévotion mais pas d’une façon aussi généralisée que dans l’Antiquité.
La relation aux Dieux dans l’Antiquité grecque était omniprésente et civique, alors que la piété médiévale européenne était plus encadrée par des institutions centralisées et plus individualiste, avec des phases aléatoires de pratique sérieuse et de relâchement.
La Justice sacrée plutôt que « l’amour universel » et le « sacrifice christique »
En Europe antique, « l’amour universel » – idée typiquement chrétienne et reprise par diverses mouvances politiques occidentales – n’existe pas encore11. La Justice12 gouverne le rapport à l’autre dans le respect de soi même, ses génos/ethnos/cité et de ses propres valeurs et institutions. L’amour est un état de fait qui ne rentre pas en ligne de compte intellectuellement dans un tel domaine. Que l’amour ne soit pas un fondamental n’implique pas la haine à sa place. Le Bien suprême transcende les sentiments et la Justice est son émanation (au même titre que d’autres vertus, comme la sagesse), si on analyse l’âge d’or des Européens avec une grille de lecture platonicienne.
Avec le prisme de l’Hellénisme originel, une passion quelconque ne pourrait pas être considérée comme étant plus élevée que la Justice en son domaine, ou même l’influencer ouvertement. Ça n’a aucun sens sans des siècles de christianisation, tout simplement.
Le principe chrétien de l’amour universel a infusé en Europe pendant des siècles jusqu’à fortement influencer l’Europe politique d’aujourd’hui, notamment son Droit et sa justice légale.
Il en va de même pour sa réciproque qui est le « sacrifice christique ». Chacun peut juger dans quelle mesure l’amour et la haine sont (ou sont présentés comme) le fondement du rapport à l’autre dans nos sociétés modernes. Le concept du « sacrifice christique » (se nuire voire mourir pour le salut de son propre bourreau ou pour ce qui est autre « en vertu » de l’amour) n’a pas plus de sens vis-à-vis de l’Hellénisme et constitue une aberration anthropologique par rapport à ses fondements.
Se fonder sur l’amour ou sur la haine (l’un pouvant facilement se retourner et devenir l’autre) est étranger à l’Hellénisme originel, de même que l’universalisme au sens moderne13, toujours pour une raison de Justice. Lorsque de nos jours, des parents d’enfants assassinés dénoncent une culture de l’excuse (pour ne pas dire du pardon), on est au centre des conséquences de l’amour universel, qu’il soit laïcisé ou pas. En Occident, la dénonciation de « la haine » ou la promotion d’un « amour de l’autre [en particulier le moins semblable, comme pour se prouver quelque chose vis-à-vis d’un certain principe] » plus ou moins sincère est le produit d’une même civilisation, que les acteurs soient aujourd’hui chrétiens ou post-chrétiens sur un logiciel semblable.
Dans l’Hellénisme, chaque pilier de la Vertu est de nature divine. Aristote écrit explicitement que la Sagesse, « science des causes » est de nature divine14. Il faut en penser autant de la Justice. La vertu de la Justice chez les hommes et entre les hommes est la copie imparfaite de la Justice des Dieux et entre les Dieux, d’une perfection vers laquelle nous ne pouvons que tendre et être inspirés dans notre propre conduite vertueuse.
Un rapport à l’autre sans universalisme avec l’ethnos comme point de repère
La Justice implique le principe d’un respect des ethnos des autres, une reconnaissance des Dieux des autres et de ce que sont les autres. On respecte l’identité de l’autre dans la mesure où il nous respecte, se limitant à connaitre et constater la différence.
Par conséquent, il n’y a pas d’universalité au sens où on l’entend aujourd’hui, au sens où l’autre aurait vocation à devenir progressivement identique. Même les empires de l’époque restaient généralement modérés en matière de colonialisme culturel et religieux par rapport aux empires fondés sur les monothéismes qui se sont établis postérieurement. La volonté d’Alexandre Le Grand d’étendre l’éducation grecque a certainement été aussi mal vue par les Grecs que par les peuples occupés.
Eros (l’amour) transcendé par le Beau selon Platon
Dans Le Banquet15, Platon use de l’amour dans une perspective métaphysique. Il utilise l’amour pour remonter jusqu’au Beau, réalisant un chemin métaphysique où on ne rencontre pas la Justice.
Platon écrit que « les mystères d’Eros » conduisent à identifier la Beauté en soi, celle du monde intelligible.
Au delà de l’amour et de tout ce qui est beau, il y a le Beau en soi. Voilà la place de l’amour dans la pensée antique.
Si les écrits de Platon replacent l’amour dans son rôle métaphysique, ils définissent et élèvent aussi la Vertu (Arété) sur ses quatre piliers : Courage, Justice, Sagesse, Tempérance/maitrise de soi. Relire l’Apologie est éclairant au sujet de la Justice dans le contexte de cette publication.
L’Apologie de Socrate, ou l’apologie de la Vertu divine
L’acceptation par Socrate de sa condamnation à mort dans l’Apologie est l’un des moments les plus commentés de la philosophie antique. Il ne cherche ni à fuir, ni à mendier sa grâce, mais au contraire, il accepte son destin avec dignité et cohérence avec ses principes philosophiques.
«Ce que je sais , en revanche, c’est que commettre l’injustice, c’est-à-dire désobéir à qui vaut mieux que soi, Dieux ou homme, est un mal, une honte.16 » – Socrate
Socrate érige la Justice vis à vis des Dieux au dessus au dessus de l’opinion de ses accusateurs dans sa hiérarchie intellectuelle, même si ces derniers ont le pouvoir de le faire tuer au nom de la justice de la cité.
« J’estimais, moi, que je devais courir des risques, en me rangeant du côté de la loi et de la Justice plutôt que de me ranger, par crainte de la prison ou de la mort, de votre côté à vous qui vouliez commettre une action injuste17 (…) ma préoccupation Première était de nous commettre aucun acte injuste ou impie18 » – Socrate
Socrate place la Justice avec un grand J au dessus de la peur de la mort et des menaces qui pèsent contre lui. C’est pour rester dans le chemin des Dieux, de la Vertu et de la Justice qu’il est prêt à mourir.
« Je l’affirme, je préfère mourir après une telle défense que de vivre à pareil prix. Car, pas plus au tribunal qu’à la guerre, personne, qu’il s’agisse de moi ou d’un autre, ne doit chercher par tous les moyens à se soustraire à la mort19 » – Socrate
Sa défense consistant en un éloge de l’Arété, Socrate place la vie conforme à l’Arété au dessus de sa propre mort. Il est prêt à mourir pour l’Arété.
En conclusion de ce dialogue, Socrate parle de ses fils. Il place une nouvelle fois les Dieux et la Vertu, les deux étant intrinsèquement liés, au sommet de la hiérarchie de sa démonstration intellectuelle.
Qui sommes nous et où se dirige notre civilisation ?
La redécouverte de Zeus Xenios est l’occasion de se rappeler des principes hellènes et européens beaucoup plus anciens que les valeurs chrétiennes.
Elle devrait par ailleurs nous interroger sur la crise spirituelle et politique de l’Europe, sur ce que nous faisons de l’Europe.
C’est seulement aux premier et second siècles de notre ère, après l’âge d’or et au seuil de la période chrétienne, qu’Épictète (Entretiens. Livre IV) évoque « l’amour du prochain ». Il ne prône cependant pas d’amour universel. Dans l’Antiquité, le «prochain» signifie le proche, comme dans la Torah (Deutéronome, chapitre 15, où le prochain est opposé à l’étranger. Épictète met en avant la Justice entre gens civilisés (proches), avec un objectif stoïcien relatif à la maitrise de soi et à la raison. Toujours dans les Entretiens (Livre I, chapitre 9), Épictète, comme d’autres stoïciens, envisage l’idée de se considérer d’abord comme un citoyen du monde au nom d’une parenté commune avec Dieu. Le monde d’Épictète semble être le monde romain, lequel est au plus fort de son extension territoriale pendant la vie d’Épictète. Le contexte est celui d’un Empire romain cosmopolite à l’aube de ses contradictions et inversions identitaires. Quoi qu’il en soit, il est minuit moins le quart avant le christianisme qui apparaitra bientôt en Cappadoce (Anatolie). L’amour du prochain au sens christique (jusqu’au pardon de l’ennemi) reste étranger même à Épictète. Il prône la bienveillance (eunoia) l’indifférence aux injures au sein de la communauté, ce que l’Hellénisme majoritaire ne commande pas nécessairement. et le détachement. Mais pas le don de soi ou le sacrifice par amour au sens chrétien. ↩︎
La Justice au sens de l’Hellénisme se rapporte aussi bien à l’injustice par rapport aux hommes que l’impiété par rapport aux Dieux. ↩︎
Si l’on en croit Diogène Laërce, Zénon de Kition (-334-262) – le fondateur du stoïcisme – a conceptualisé la cosmopolis («cité universelle») qui regrouperait tous les hommes partageant le Logos. Cette cité est imaginée sans temples dédiés aux Dieux, sans armée, sans monnaie et sans loi. Enumérer les spécificités de cette cité montre bien qu’il s’agit d’un concept philosophique et pas d’un projet politique. Ce concept abstrait de Zénon de Kition n’a jamais été appliquée dans aucune cité grecque et n’en avait probablement pas la vocation. Dans cette utopie stoïcienne, les différences sont dépassées par la raison mais sans être niées. Le concept de la cosmopolis est une cité stoïcienne imaginaire dont des hommes partageraient la même conscience d’une appartenance au Logos et au Cosmos selon les stoïciens. Zénon de Kition n’a jamais voulu fonder une cité réelle selon ce modèle. On peut y voir un outil philosophique, un idéal rationnel pour guider l’éthique stoïcienne. Cette abstraction de la cosmopolis étant inapplicable, même les stoïciens ultérieurs (Épictète, Marc Aurèle) ne proposent pas de structure politique concrète fondée sur ce modèle au sein de l’Empire romain. ↩︎
Aristote, Métaphysique. Page 1741 (982B) de l’édition Flammarion dirigée par Pierre Pellegrin ↩︎
Platon, Le Banquet. Page145 (210e-211d) de l’édition traduite par Luc Brisson ↩︎